
Merci à vous de me suivre jusqu'ici, l'air de rien, ça réchauffe le coeur

Deux ans s'écoulèrent ainsi dans une Ascalon ravagée par la guerre. L'académie ne faisait plus partie que des souvenirs en ruine qui jonchaient l'ancien Eden, comme aimaient l'appeler les habitants. La belle citée dont les remparts étaient autrefois la fierté, vivait maintenant dans les courants d'air, les vitraux brisés, les feux de camps improvisés et les rixes de mercenaires ivres.
Kitty ouvrit les yeux après une nuit pleine de cauchemars et détailla un instant la toile de jute qui formait sa tente de fortune. Elle se passa une main sur le front mais arrêta son geste au milieu. Bien que le jour était à peine levé, il régnait déjà un fort brouhaha dans la vieille citée.
Fatiguée mais obligée de se lever, elle repoussa son drap et posa le pied au sol. Elle se dirigea vers la petite bassine d'eau qui faisait l'angle à côté des livres qu'elle tenait à conserver et fit ses ablutions, la tête vide. Elle enfila sa vieille armure du druide, vérifia la teneur des branchages qui lui protégeaient les poignets puis fit voler ses longs cheveux blonds dans un geste machinal. Elle remonta le bandeau qui lui enserrait le front puis attrapa son arc avant de pousser la toile afin de mettre le nez dehors. Alek redressa aussitôt le museau de son petit déjeuner, la gueule pleine du sang d'un bébé gargouille fraîchement attrapé et feula pour saluer sa maîtresse qui le caressa rapidement entre les oreilles avant de se masser une épaule encore endolorie.
Elle regarda autour d'eux et put une fois de plus admirer la vue qu'elle avait sur Ascalon. Nichée dans un coin près d'un large escalier à moitié effondré, la jeune femme n'était pas loin du campement du prince Rurik et de son bras droit Tydus.
_Mademoiselle de Palombe ?
_Hum ?
Elle cessa de s'étirer quand un garde lui fit le salut militaire.
_Le prince vous demande à ses côtés, mademoiselle. Cela semble urgent.
_Ah, très bien sergent. Alek ?
Le félin laissa la carcasse de sa proie et galopa rejoindre derrière sa maîtresse. Cette dernière remercia le soldat et s'en alla calmement rejoindre les tentes rouges de l'héritier du trône. Elle traversa une petite place de pierre montée à la va vite après la Fournaise pour accueillir les nouveaux voyageurs et évita soigneusement un feu de camp monté par les marchands installés un peu plus loin pour supporter les fraîches températures. Il est vrai que sans les remparts, la cité était un endroit froid, ouvert à tous les courants d'air.
Alek passa bientôt le museau sous une tente bien dressée tel un habitué des lieux, tandis que sa partenaire saluait les deux gardes postés près de la devanture brodée du sceau royal.
_Oui entrez Kitty.
La voix du prince était étonnamment faible. Elle passa à l'intérieur et fut surprise de la pénombre ambiante. Rurik était assis dans son seul fauteuil, l'air épuisé, son fameux casque d'or posé sur le côté. La jeune femme haussa un sourcil : c'était bien la première fois qu'elle le voyait le crâne nu.
_Faites comme chez vous mon amie…j'ai malheureusement une mauvaise nouvelle à vous apprendre. Encore une…
L'archère préféra ne pas bouger, les muscles tendus.
_Mon Althéa ne reviendra pas de sa quête près du temple de la sérénité…murmura-t-il dans un souffle difficile, son père, le duc Barratin, a eu le loisir de m'envoyer un messager pour m'annoncer la nouvelle…ça et….une urne contenant ses cendres.
Kitty déglutit, la gorge douloureuse. Il y a encore peu, elle aurait sûrement protesté, secoué le prince pour s'assurer qu'il disait la vérité, mais aujourd'hui, elle savait que tout cela ne servait à rien. Ils avaient vu tellement de morts depuis cette satanée fournaise que c'était à croire que cela ne les touchait plus…du moins en apparence. Car à l'intérieur, la jeune femme pleurait en silence celle qui l'avait accepté comme une sœur malgré leur différence de statut social.
_On ne peut plus attendre sans rien faire que ces monstres nous attaquent de nouveau, reprit le prince d'une voix à peine plus assurée avant de se racler la gorge, il faut agir vite ! Le roi s'endort sur ses lauriers alors que je crains le pire.
_Vous savez que vous pouvez compter sur moi prince.
_Ah prince…
L'héritier eut un sourire peiné en posant une main fatiguée sur son casque d'or.
_Appelez-moi Rurik, voulez-vous ? tout ce protocole n'a plus lieu d'être entre nous aujourd'hui…
Elle acquiesça, bien que cette nouvelle mesure l'inquiétait un peu par rapport à ses camarades, et remarqua bien vite qu'il avait du mal à contenir sa peine. Quoi de plus normal lorsque l'on perd la femme que l'on rêvait d'épouser depuis tant d'années ? elle serra ses doigts dans un réflexe et sentit cet anneau qui se réchauffait au contact de sa peau…un anneau normalement offert aux gardes d'Ebon quand ceux-ci prêtaient serment au roi…celui-ci marqué d'un S était l'unique souvenir de son amant perdu dans les limbes de Grenth.
_Il faut à tout prix vous changer les idées prin…Rurik…vous ne pouvez pas rester ici seul dans la pénombre. Dame Althéa désire sans doute que vous continuiez votre travail acharné contre les charrs.
_Oui…sans doute…
Il soupira à s'en fendre l'âme puis reprit doucement son casque. Il l'enfila sans bruit et retrouva par là son apparence de guerrier inflexible, même si ses yeux étaient encore humides d'émotion.
_J'aurai besoin de vous près du poste frontière Kitty. Rien ne bouge mais des rapports m'ont fait état de curieux déplacements de la part de nos ennemis. Allez vérifier leurs positions voulez-vous ? et revenez vite me tenir au courant de vos découvertes. Chaque heure qui passe nous est défavorable par les temps qui courent.
_Je vais faire le plus vite possible.
_Merci. Oh et faites attention à vous, d'accord ? Assez de mort pour la journée, par pitié.
Elle ne répondit pas à cette supplication, consciente qu'il avait besoin de se retrouver un instant seul et quitta la tente presque sans bruit. Alek, resté très sage à ses côtés, fit quelques sauts pour se détendre les pattes puis s'assit face à elle une fois qu'elle eut cessée sa marche saccadée. Il accueillit ses caresses avec soulagement et posa l'une de ses pattes sur sa cuisse alors qu'elle s'était baissée à sa hauteur pour lui apporter son soutien. Il ronronna dans son oreille puis souffla dans ses cheveux à la recherche de cette odeur légère qui était la sienne.
_Eh doucement gros lourdaud ! se moqua-t-elle en manquant de partir en arrière, tu aimes bien ce savon mais s'il te plait…Alek !
Elle se retrouva sur les fesses avec un énorme chaton dans les bras, à la grande hilarité des mercenaires environnants qui n'avaient pas l'habitude d'une telle symbiose entre un rôdeur et son familier.
_Tu n'en manques pas une toi, hein ?
Le félin continua de ronronner, content de lui avoir changé les idées pour le moment, puis se laissa repousser malgré son poids de jeune adulte. Kitty le gratta derrière les oreilles et se redressa en se dépoussiérant les reins.
_Allons chercher les autres, tu veux ? une longue route nous attend jusqu'au poste frontière. En espérant que les charrs se tiendront tranquille pour une fois.
Elle reprit sa marche en évitant les regards moqueurs des guerriers, de crainte de les remettre trop violemment à leur place, puis descendit sur la place centrale, là où se concentraient toutes les animations. Elle cherchait un instant des têtes familières, puis les repéra non loin de la porte principale, à l'abri derrière l'escalier de secours.
_Reyna !
Une jeune femme redressa la tête et secoua la main en la reconnaissant. Son ancienne camarade de classe avait bien changé depuis ces deux dernières années, mais elle avait encore cette innocence presque touchante qui faisait pétiller son regard. Elle était accompagnée d'une jeune moniale au crâne rasé et d'un élémentaliste qui ne semblait avoir pour seul passe temps observer son reflet dans son miroir de poche en soupirant de joie.
_Tu as des nouvelles ?
_Oui, et pas de très réjouissantes. Ça vous dit une petite ballade jusqu'à nord ?
_Les charrs ?
_Comme d'habitude. Mais cette fois-ci, on reste discret. C'est juste de l'observation.
_De l'observation ?!
Une voix railleuse résonna dans le dos de l'archère, qui prit une petite inspiration, agacée. Une épée se planta dans le sol à quelques centimètres de son pied et le propriétaire, un guerrier dans la fleur de l'âge, au ventre bedonnant et à la moustache débraillée ricana en venant la retirer de là, l'haleine aussi chargée que celle d'un nain.
_Depuis quand on ne fonce plus dans le tas ? y a que ça qui compte avec ces sales bestioles !
_Depuis que le prince en a donné l'ordre, petit Tom. Et sois gentil, va-t-en te faire récurer la bouche avant de les attirer avec ton odeur.
Alesia pouffa de rire, à l'instar de Reyna, mais les deux jeunes femmes préfèrent rester discrète face au guerrier parfois mal embouchée.
_Je vous laisse 10 minutes pour vous préparer. Ensuite nous partons.
Les mercenaires acquiescèrent sans bruit et se dispersèrent rapidement pour aller récupérer leurs affaires de route. Kitty leva le nez et observa le ciel ombrageux. Cela n'augurait rien de bon, comme d'habitude.